L’obtention d’un corps noir parfait – capable d’absorber toute la lumière qui le frappe – est un défi qui agite une partie de la communauté scientifique depuis quelques années. Or, quelques espèces animales, notamment certains papillons, ont développé une coloration ultra-noire qui pourrait rivaliser avec tous les matériaux les plus noirs créés par l’Homme. Des chercheurs américains de l’Université Duke se sont donc intéressés à ces lépidoptères : d’où vient cette grande capacité d’absorption de la lumière et à quoi leur sert-elle ?
À la recherche du noir absolu
Le Vantablack (« Vanta », pour Vertically Aligned NanoTube Array) a pendant longtemps été considéré comme le pigment le plus noir du monde. Mis au point en 2012 par une société britannique de nanotechnologie, il se compose – comme son nom l’indique – de nanotubes de carbone disposés verticalement, collés les uns aux autres. Ces nanotubes ont un diamètre d’environ 20 μm et une longueur de 20 à 30 μm. La couleur noire qui en résulte affiche un coefficient d’absorption de 99.965% – on est donc très proche de l’absorption totale de lumière.
De par ses capacités à « piéger » la lumière, ce noir quasi parfait permet d’améliorer largement les performances des outils optiques, c’est pourquoi on l’utilise aujourd’hui en astronomie et dans l’aérospatiale. Ce type de revêtement noir trouve également tout son intérêt dans la conception de panneaux solaires (pour absorber plus d’énergie solaire). Il a par ailleurs été exploité par le constructeur BMW, qui a présenté lors du salon de l’automobile de Francfort, en septembre 2019, un modèle particulièrement surprenant à la carrosserie recouverte de Vantablack ; les lignes du véhicule étaient quasiment invisibles.
Au même moment, des scientifiques du MIT dévoilaient un matériau encore plus noir ! Cette fois-ci, les nanotubes de carbone qui le composent sont capables de capter 99.995% de la lumière entrante. Recouvert de ce pigment, un objet brillant aux multiples reliefs apparaît comme « vide » et « plat ».
La perfection se trouve souvent dans la nature
Certaines espèces d’araignées, d’oiseaux et de papillons, sont déjà connues pour leur coloration ultra-noire. Les chercheurs à l’origine de cette nouvelle étude ont examiné une dizaine d’espèces de papillons du monde entier, issues d’Amérique centrale, d’Amérique du sud et d’Asie. Certaines possèdent une couleur 10 à 100 fois plus noire que le charbon, l’asphalte ou le velours noir, à la différence qu’il s’agit ici d’une épaisseur infime. De seulement quelques microns, les écailles qui composent leurs ailes sont en effet capables d’absorber 99.94% de la lumière. Une découverte qui fait l’objet d’une publication dans Nature Communications.
Contrairement à certains autres animaux noirs, cette coloration exceptionnelle n’est pas due à un surplus de mélanine (comme dans les plumes d’un corbeau ou les poils d’un chat noir). Elle serait due à un effet d’optique, généré par la structure des écailles qui composent les ailes. Observées par microscopie électronique à balayage, les ailes de papillons affichent en effet une structure plus complexe qu’il n’y paraît. Elles sont couvertes d’écailles, dont la surface est un maillage de crêtes et de trous, qui canalisent la lumière vers le cœur de l’écaille. Là, des faisceaux de tissu – similaires à une série de piliers – diffusent la lumière jusqu’à ce qu’elle soit absorbée.
Jusqu’à présent, les experts pensaient que cette impressionnante capacité d’absorption était due au motif en nid d’abeille des trous qui recouvrent le surface des écailles. Selon cette nouvelle étude, ce motif n’aurait finalement pas d’impact sur le taux d’absorption. En effet, il s’avère que plusieurs papillons ultra-noirs absorbent les mêmes quantités de lumière, peu importe la forme et la taille des trous qui se trouvent sur leurs écailles.
L’explication se trouve ailleurs. Après avoir agrandi diverses ailes noires et ultra-noires, il s’avère que toutes affichent des crêtes bien parallèles en surface et des piliers à l’intérieur. La différence réside en réalité dans l’épaisseur des crêtes et la profondeur des piliers (voir image ci-dessous) : elles sont plus importantes dans le cas des écailles ultra-noires.
Un ultra-noir plus léger, plus robuste
Camouflage militaire, avions furtifs, télescopes, les applications du noir absolu sont nombreuses ! Le noir des ailes de papillon n’est certes pas aussi performant que le Vantablack ou autres noirs synthétisés par l’Homme, mais ces structures naturelles sont surtout intéressantes de par leur infime épaisseur. Les ingénieurs pourraient notamment s’en inspirer pour concevoir de nouveaux revêtements ultra-noirs encore plus fins, qui pourraient éliminer toute lumière parasite sans modifier la masse des objets. En outre, les nanotubes utilisés dans les ultra noirs de synthèse sont relativement sensibles à l’abrasion, une fragilité qui les rend incompatibles avec certains cas d’utilisation. Les écailles d’ailes de papillon, quant à elles, sont capables de résister aux frottements puisqu’elles sont conçues pour le vol.
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Mais pourquoi les papillons ont-ils été dotés de cette caractéristique ? Alexander Davis et son équipe ont d’ores et déjà émis l’hypothèse selon laquelle les papillons utiliseraient l’ultra-noir pour augmenter le contraste des couleurs. En effet, comme dans le cas de l’araignée-paon ou de l’oiseau de paradis, la couleur noire à proximité de taches de couleurs en modifie grandement la perception. Une couleur n’est pas perçue de la même façon selon son arrière-plan. La présence du noir ici élimine localement les reflets spéculaires blancs – habituellement utilisés pour calibrer la perception des couleurs – ce qui rend les couleurs beaucoup plus lumineuses.
L’équipe s’interroge à présent sur la raison de la présence de ce noir quasi absolu sur les ailes des lépidoptères. Signe de reconnaissance ou d’alerte pour les congénères ? Pour repousser un prédateur ? A priori, le noir est plus soutenu chez les mâles que chez les femelles. Peut-être est-ce un moyen de se signaler aux partenaires potentiels ? Selon Davis, il existe une multitude d’explications possibles, qu’ils vont désormais tenter de clarifier.