Les satellites sont des objets à usage unique. S’ils sont obsolètes ou défaillants, ils sont déconnectés et laissés dans l’espace, car ils ne sont pas facilement réparables. Cette façon de procéder depuis le début de la conquête spatiale engendre un encombrement exponentiel des orbites autour de la Terre. Qu’arriverait-il donc si nous les laissions s’accumuler, ainsi que leurs débris, jusqu’en 2100 ? L’espace deviendrait-il un cimetière d’engins spatiaux jusqu’à bloquer net notre accès à l’espace ?
Tout un chacun imagine l’Univers de manière vaste et infini… difficile de l’imaginer surchargé de tout un tas d’objets. Pourtant, autour de notre planète, les satellites et autres débris spatiaux s’accumulent dangereusement, menaçant les satellites actifs, tout comme les vols spatiaux habités.
Concrètement, sur des altitudes basses, les satellites rencontrent plus fréquemment de petits satellites obsolètes. À des altitudes plus élevées, ils rencontrent des débris issus d’événements de fragmentation (lorsqu’un débris en rencontre un autre, produisant une multitude de débris plus petits).
Et malheureusement, nous sommes de plus en plus dépendants des satellites dans de nombreux aspects de notre vie quotidienne, à commencer par Internet. Les années 2020 ont marqué le début d’une nouvelle ère dans le domaine des vols spatiaux, la mise en orbite et le déploiement de véritables constellations de satellites, grâce aux lanceurs de compagnies privées comme SpaceX.
La technologie requise pour ces grandes constellations de satellites est rapidement devenue plus fiable et plus compacte. En conséquence, les deux dernières années ont vu une augmentation du nombre de satellites commerciaux lancés dans l’espace proche de la Terre, la grande majorité étant de petits satellites pesant entre 100 et 1000 kg, selon l’ESA (Agence spatiale européenne).
L’espace devient de plus en plus chargé de débris spatiaux. D’ailleurs, en avril 2022, le satellite d’observation de la Terre Copernicus Sentinel-1A a dû modifier sa trajectoire afin d’éviter un fragment d’une fusée lancée il y a 30 ans.
Dans le scénario extrême où rien ne serait fait pour l’élimination des objets spatiaux inactifs, les orbites autour de la Terre deviendraient impossibles à franchir et les menaces de collision entre les satellites seraient décuplées, au risque d’un blackout sur toute la planète et des chutes fréquentes de débris.
Situation actuelle : une décharge spatiale ?
En plus de 60 ans d’activités spatiales, plus de 6050 lancements ont abouti à quelque 56 450 objets en orbite, dont environ 28 160 restent dans l’espace et sont régulièrement suivis par l’US Space Surveillance Network et maintenus dans leur listing, selon l’ESA. Ce dernier répertorie des objets d’environ 5 à 10 cm en orbite terrestre basse (LEO) et de 30 cm à 1 m à des distances géostationnaires (GEO). Seule une petite fraction — environ 4000, soit moins d’un tiers — sont des satellites intacts et opérationnels actuellement.
Cette grande quantité de matériel spatial a une masse totale de plus de 9300 tonnes. Environ 24% des objets catalogués sont des satellites, et environ 11% sont des étages supérieurs usés et des objets liés aux missions, tels que des adaptateurs de lancement et des coiffes.
Moriba Jah, professeur d’ingénierie aérospatiale de l’Université du Texas, est encore plus catégorique dans un article de 9News : « 90% des objets fabriqués par l’Homme actuellement en orbite autour de la Terre sont des déchets inutiles ». Il ajoute : « Ceux-ci vont devenir des dangers pour la vie humaine ».
De plus, on ne recense pas moins de 560 événements de fragmentation en orbite depuis 1961. Seuls 7 événements ont été associés à des collisions. D’ailleurs, la première collision enregistrée fut celle, en 1996, d’un débris de fusée Ariane avec le satellite militaire français CERISE lancé en 1995. Le débris heurta violemment l’antenne du satellite, la rompant nette et faisant culbuter le satellite. Ce fut une prise de conscience brutale de la situation préoccupante que représentent les débris spatiaux pour les missions en cours et futures.
Malheureusement, il faut s’attendre à ce qu’à l’avenir les collisions deviennent la principale source de débris spatiaux. En effet, d’après les modèles de l’ESA et du CNES (Centre national d’études spatiales), le nombre réel d’objets d’une taille supérieure à 1 cm est probablement supérieur au million, et celui des objets inférieurs à 1 cm de l’ordre de 330 millions.
Le syndrome de Kessler
Si nous ne changeons pas de manière significative notre utilisation des engins spatiaux à usage unique, tout comme la façon dont nous nous en débarrassons (ou pas), une « extrapolation » de notre comportement pourrait conduire au « syndrome de Kessler ».
Ce dernier a été proposé pour la première fois en 1978 par le scientifique de la NASA Donald J. Kessler. Il s’agit d’une modélisation décrivant la situation dans laquelle la densité d’objets en orbite est suffisamment élevée pour que les collisions entre objets et débris créent un effet de cascade, chaque crash générant des débris qui augmentent ensuite la probabilité de nouvelles collisions. À ce stade, certaines orbites terrestres basses deviendraient totalement inhospitalières, voire infranchissables.
Deux types de problèmes majeurs semblent se dessiner quant à la présence immodérée des débris spatiaux, selon le CNES, le premier du point de vue de l’espace, le second du point de vue de la Terre.
C’est ce que Moriba Jah expose de façon explicite dans une interview donnée à Ars Technica : « Je prédis que nous verrons une perte de vie humaine (1) par des objets de la taille d’un autobus scolaire frappant une zone peuplée, ou (2) des astronautes civils et commerciaux voyant essentiellement leur véhicule se faire percuter par un morceau de ferraille imprévu. Je prédis que ces deux choses vont se produire au cours de la prochaine décennie ».
Conséquences spatiales de la multiplication des débris spatiaux
Faisons dans un premier temps l’état des menaces lorsque nous nous trouvons dans l’espace.
En premier lieu, lors des collisions en orbite, même un petit débris peut causer de gros dégâts. En effet, ils se déplacent à des vitesses allant jusqu’à 28 163 km/h, et de fait, la taille du débris n’est pas proportionnelle à la taille des dégâts causés. Ainsi, un objet de 1 cm de diamètre a la même énergie qu’une voiture lancée à 130 km/h. Le seul moyen de s’en protéger est de manœuvrer le/la satellite/station spatiale/capsule spatiale à risque.
Le 24 octobre dernier, l’ISS a dû effectuer une manœuvre afin de sortir de la trajectoire prévue d’un fragment du satellite russe Cosmos 1408, fragmenté de manière volontaire. Ce dernier a eu pour conséquence de détruire un objet catalogué et facilement évitable en une myriade d’éléments plus petits qu’il est impossible de cartographier et de suivre, comme l’explique Pierre Omaly, expert en débris spatiaux et responsable de l’initiative Tech 4 Space Care au CNES, interrogé par Trust My Science.
Il ajoute que sous l’influence de la mécanique spatiale, une collision ou un évènement de fragmentation à un endroit de l’orbite terrestre pollue l’ensemble au bout de 6 mois voire un an, en fonction des propriétés physiques des débris produits, aboutissant à la formation de tores ou d’anneaux de débris, qui vont s’étaler sur toute l’orbite et constituer à terme une « coquille » à l’altitude de la collision. C’est déjà le cas au niveau d’orbites où des collisions se sont produites par le passé.
Cependant, il n’est pas toujours possible de manœuvrer pour éviter l’objet : si ce dernier est trop petit pour être répertorié par exemple, on ne peut qu’en subir l’impact. D’ailleurs, le 10 février 2009, un ancien vaisseau spatial russe est entré en collision et a détruit un vaisseau spatial commercial américain Iridium en état de marche, ajoutant plus de 2300 grands débris traçables et de nombreux autres débris de plus petite taille à l’inventaire des débris spatiaux.
Plus récemment, quelques mois après son lancement, le télescope James Webb a subi une avarie météoritique qui n’a pas pu être prédite, mais sans que cela vienne contrecarrer la mission et la révélation au monde entier le 12 juillet de la plus exceptionnelle vue de notre univers.
De surcroit, les astronautes sont aussi visés lors de sorties dans l’espace, mais également dans les vaisseaux spatiaux. Pour illustration, le 15 novembre 2021, l’essai de missile russe a doublé le champ de débris sur l’orbite terrestre proche de la station spatiale internationale, en faisant exploser l’ancien satellite russe Cosmos 1408. Les astronautes de l’ISS ont dû se précipiter vers leurs vaisseaux spatiaux respectifs, se préparer à se désamarrer de la station spatiale et à effectuer un retour d’urgence sur Terre, si nécessaire. Après environ deux heures, ils ont repris leurs activités normales.
Plusieurs fois également, des sorties dans l’espace ont dû être repoussées, après qu’un débris spatial a été détecté avec un certain risque pour les astronautes. Si un débris peut perforer les structures de l’ISS, sur un astronaute, le coup est mortel. C’est ainsi que le 30 novembre 2021, suite à cette explosion, la NASA déclarait dans un communiqué : « En raison du manque de possibilité d’évaluer correctement le risque que cela pourrait faire courir aux astronautes, les équipes ont décidé de retarder la sortie dans l’espace prévue le mardi 30 novembre, jusqu’à ce que plus d’informations soient disponibles ».
Conséquences terrestres de la multiplication des débris spatiaux
En second lieu, il faut se placer du point de vue de la Terre. En effet, certains débris finissent par retomber sur notre planète. La majorité se vaporise lors de la rentrée atmosphérique. Mais 10 à 20% des débris arrivent à la surface du globe. Dans la majorité des cas, les impacts ont lieu dans des zones immergées de la Terre, qui heureusement ne compte que 3% de surface habitée. Pierre Omaly le confirme à Trust My Science : « Vous avez plus de chance de gagner au loto que de recevoir un débris spatial ».
On estime cependant qu’un gros débris tombe chaque semaine. En août 2022, des morceaux (dont un de plus de 3 mètres) appartenant à un lanceur de SpaceX, ont été découverts dans une ferme en Australie. Seul un incident en 1997 est responsable d’une blessure légère à l’épaule chez un Américain.
Un troisième problème découle directement du précédent. Selon un article du New York Times, l’atmosphère de notre planète attire naturellement les débris en orbite et les incinère dans la basse atmosphère (plus épaisse), mais l’augmentation des niveaux de dioxyde de carbone abaisse la densité de la haute atmosphère, ce qui peut diminuer cet effet.
Une étude présentée le mois dernier à la Conférence européenne sur les débris spatiaux indique que le problème a été sous-estimé et que la quantité de déchets spatiaux en orbite pourrait, dans le pire des cas, être multipliée par 50 d’ici 2100, car la traînée des satellites, celle qui aide notamment à éliminer les débris spatiaux lors de leur rentrée dans l’atmosphère, pourrait diminuer.
Pierre Omaly explique à Trust My Science que le « réchauffement climatique, certes, dilate l’atmosphère à quelques centaines de kilomètres, induisant une descente plus rapide des satellites, mais à l’heure actuelle, cet effet est infime et ne changera pas drastiquement la rentrée des engins spatiaux dans l’atmosphère et la persistance des débris spatiaux ».
Une quatrième menace s’y ajoute. Les scientifiques ont averti que le développement rapide des méga constellations de satellites, déployées notamment par SpaceX et Amazon, outre le fait de rendre l’internet accessible à tous, risquent de provoquer plusieurs « tragédies de biens communs », notamment pour l’astronomie au sol, la haute atmosphère terrestre et l’orbite terrestre.
Là encore, Pierre Omaly tempère ces conclusions : « ce ne sont pas les constellations de satellites elles-mêmes qui font craindre une surcharge des orbites terrestres, tant qu’elles suivent les recommandations et redescendent une fois leur mission terminée ».
Le dernier problème est l’accès même depuis la Terre à l’espace. Compte tenu de la multiplication des débris spatiaux et des prévisions pessimistes des experts, les rêves de voyager vers la Lune et de continuer à explorer le système solaire, pourraient devenir inaccessibles (dans la situation extrême où les débris spatiaux s’accumulent sans restriction).
Rendre l’exploration spatiale durable
Bhavya Lal, administrateur associé du Bureau de la technologie, de la politique et de la stratégie (OTPS) au siège de la NASA à Washington, déclare dans un communiqué : « Les débris orbitaux sont l’un des grands défis de notre époque. Le maintien de notre capacité à utiliser l’espace est essentiel pour notre économie, notre sécurité nationale et l’entreprise scientifique et technologique de notre pays ».
En 2018, RemoveDebris, un projet mené par l’Université de Surrey et soutenu par d’autres organisations, dont Airbus, a démontré avec succès son plan de capture de débris de la taille d’une boîte à chaussures.
L’ESA quant à elle a récemment signé le contrat d’une mission, ClearSpace-1, ayant pour objectif de démontrer les technologies nécessaires à l’élimination active des débris et d’établir la première étape d’un nouveau secteur commercial durable dans l’espace dédié à l’élimination des objets à haut risque pour les engins spatiaux.
Mais tout ceci n’implique pour le moment que des démonstrations technologiques, sans que cela ne soit véritablement opérationnel. Le principal levier reste le fait de ne pas créer trop de débris supplémentaires. Ce faisant, il faut édicter des règles communes à tous.
C’est ainsi qu’en 2007, l’IADC (comité international d’agences spatiales, ou Inter Agency Space Debris Coordination Committee, créé en 1993) a établi un recueil de principes dictant les règles de base pour l’exploration durable de l’espace. Mais ce document n’a rien de coercitif.
Pierre Omaly explique à Trust My Science que la France est le seul pays au monde à avoir des obligations concernant les opérateurs spatiaux, n’autorisant les missions que si les règles quant à la récupération et la destruction des engins spatiaux sont respectées, évitant la production inutile de débris spatiaux.
Solutions et adaptations face aux débris
Quand les débris suivis se trouvent sur la trajectoire de satellites ou d’engins spatiaux opérationnels, l’alerte est donnée, et les opérateurs manœuvrent pour éviter les collisions. Mais à mesure que le nombre d’alertes augmente, il deviendra impossible pour les opérateurs d’engins spatiaux d’y répondre manuellement, risquant alors des collisions tragiques.
L’ESA développe des systèmes automatisés qui utilisent l’intelligence artificielle et d’autres technologies pour aider les opérateurs à effectuer des « manœuvres d’évitement de collision » et à réduire le nombre de fausses alarmes. Le CNES emboite le pas, avec un projet de jeu vidéo immersif et participatif pour smartphone, dont le but est de rendre l’espace propre et durable.
Dans un premier temps, il servira à faire découvrir les enjeux liés aux débris spatiaux au public. Pierre Omaly a déclaré à Trust My Science que la seconde étape, pour ce jeu vidéo, serait le recueil de données quant aux stratégies mises en place par les joueurs pour éviter les débris spatiaux et d’en dégager des grandes tendances pour le Space Traffic Management.
Moriba Jah et Steve Wozniak, le cofondateur d’Apple, ont également mis au point une nouvelle application en ligne, Wayfinder. Lancée en mars 2022, elle permet de suivre en temps (quasi) réel la trajectoire des débris spatiaux.
Une note positive est que de nombreux corps de fusées lancées aujourd’hui pour livrer des satellites en orbite terrestre basse sont éliminés de manière durable. Certains sont brûlés par une « rentrée contrôlée » dans l’atmosphère terrestre, tandis que d’autres sont progressivement placés sur des orbites éloignées et se désintègrent naturellement en 25 ans. Sans compter la création d’engins spatiaux réutilisables comme les lanceurs de SpaceX.
Si la prise de conscience se fait à travers toutes les instituions spatiales et que les mesures prises le sont de manière globale et universelle pour les futurs missions et lancements, notre horizon pourrait s’éclaircir. Mais, il est clair et sans ambiguïté que l’avenir durable de l’exploration spatiale se joue dès à présent. La menace principale, du point de vue de la Terre et de l’espace, est l’avènement du syndrome de Kessler. Si les choses en arrivaient à ce point, l’avenir de l’exploration spatiale serait condamné, tout comme notre vie actuelle.
Une animation (réalisée par J.Paiano) inspirée de modélisations 3D et de prévisions publiées par l’ESA et la NASA, montre un aperçu de l’emplacement des débris et de leurs principales zones d’accumulation jusqu’en 2100, dans le cas extrême où rien ne serait fait pour limiter leur nombre. Ici, dans un souci de visibilité à l’écran, les débris sont environ 1000-1500 fois plus grands qu’en réalité, mais aussi 1000-1500 fois moins nombreux que les estimations (afin de compenser ce raccourci visuel) :