Des scientifiques créent des embryons mi-homme, mi-singe

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Blastocyste humain-singe. | Weizhi Ji, Université des sciences et technologies de Kunming
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L’expérience est inédite et particulièrement controversée : une équipe internationale de chercheurs est parvenue à créer des chimères homme-singe en introduisant des cellules souches pluripotentes humaines étendues dans des embryons de singe cultivés ex vivo. Les résultats de cette expérience peuvent aider à mieux comprendre le développement humain précoce, mais aussi à améliorer le chimérisme humain chez des espèces plus éloignées telles que la souris et le porc.

Parce qu’elle soulève des questions d’éthique, la recherche sur les hybrides homme-animal a toujours été relativement controversée. Pourtant, la formation de chimères à partir de cellules souches pluripotentes humaines pourrait constituer de meilleurs modèles pour étudier et comprendre plus précisément la biologie et les maladies humaines. C’est également une stratégie prometteuse pour diverses applications de médecine régénérative, y compris la génération d’organes et de tissus destinés à la transplantation.

Selon la Fédération des associations pour le don d’organes et de tissus humains, en 2019, plus de 26 000 personnes ont eu besoin d’une greffe en France, mais seules 5 901 ont pu être réalisées faute d’organes disponibles. Ainsi, s’il était possible de maîtriser pleinement la croissance des organes humains dans les tissus de porc, des vies pourraient être sauvées.

De nouveaux indices sur la communication cellulaire interespèce

En 2017, une équipe dirigée par Juan Carlos Izpisua Belmonte, expert en expression génique au Salk Institute en Californie, avait réussi à créer le tout premier embryon hybride porc-humain, en vue de pouvoir un jour produire des organes humains transplantables à partir d’animaux. Par la suite, d’autres chercheurs ont réalisé des expériences similaires à partir d’embryons de moutons.

Dans le cas de ces premières chimères interespèces, la quantité de cellules humaines intégrées aux embryons avec succès était cependant très faible, ce qui suggère certaines incompatibilités moléculaires entre ces animaux et la biologie humaine. Pour contourner le problème, Izpisua Belmonte, en collaboration avec une équipe dirigée par le biologiste de la reproduction des primates Weizhi Ji, de l’Université des sciences et technologies de Kunming en Chine, a entrepris de réitérer l’expérience avec une espèce plus proche de l’Homme : le macaque crabier (Macaca fascicularis), un animal très souvent utilisé dans l’expérimentation médicale. L’équipe de Ji a en effet développé une technologie permettant aux embryons de singe de se développer en dehors de l’organisme pendant une période de 20 jours.

expérience création chimère homme singe
25 cellules souches pluripotentes humaines étendues ont été introduites dans chacun des 132 blastocystes de macaque. © T. Tan et al.

Les chercheurs ont ainsi injecté des cellules souches humaines dans plus d’une centaine d’embryons de singe, afin d’évaluer comment ces deux lignées de cellules éloignées, mais apparentées, pouvaient coexister. Au total, 25 cellules souches pluripotentes humaines étendues (hEPSC) — un type de cellule souche capable de contribuer à la fois à l’embryon, mais aussi aux tissus environnants qui soutiendront son développement — ont été introduites dans chaque blastocyste de singe (ces embryons précoces étaient âgés de 6 jours).

En utilisant le marquage fluorescent, les chercheurs ont pu constater que les cellules humaines s’étaient intégrées avec succès dans les 132 embryons de macaques. Au bout de 10 jours de développement, 103 des embryons chimériques étaient toujours vivants. Mais à partir du 19e jour, le taux de survie a chuté et seuls trois embryons étaient toujours vivants. Dans l’ensemble, l’intégration des cellules humaines a cependant mieux réussi que dans le cas de la chimère porc-humain : le pourcentage de cellules humaines dans les embryons est resté élevé tout au long de leur croissance.

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Au bout de 10 jours, 103 des embryons chimériques étaient toujours vivants. À partir du 19e jour, le taux de survie a chuté. Le pourcentage de cellules humaines dans les embryons est resté élevé tout au long de leur croissance. © T. Tan et al.

L’équipe s’est également livrée au séquençage génétique des cellules de blastocystes, qui lui a permis d’obtenir de nouveaux indices sur les mécanismes de communication cellulaire qui se déroulent au sein des hybrides. Une avancée remarquable pour la conception de futurs hybrides : « Comprendre quelles voies sont impliquées dans la communication des cellules chimériques nous permettra éventuellement d’améliorer cette communication et d’augmenter l’efficacité du chimérisme chez une espèce hôte qui est plus éloignée de l’évolution des humains », explique Izpisua Belmonte.

La prochaine étape consistera à évaluer plus en détail toutes les voies moléculaires impliquées dans cette communication interespèce, dans le but de trouver lesquelles sont vitales pour le processus de développement.

Des expérimentations qui soulèvent des questions d’éthique

La création de chimères interespèces à partir de mammifères remonte aux années 1970 ; les premières expériences impliquaient des rongeurs. Bien que réalisé à des fins honorables, ce type d’expérience entraîne encore aujourd’hui une certaine forme de malaise parmi la communauté scientifique. Jugées contraires à l’éthique et/ou menaçant le bien-être animal, ces expérimentations d’hybridation ne font pas l’unanimité. Belmonte et son équipe soulignent toutefois que leur recherche a été menée avec la plus grande attention aux considérations éthiques et en se coordonnant étroitement avec les agences de régulation. « Il est de notre responsabilité en tant que scientifiques de mener nos recherches de manière réfléchie, en suivant toutes les directives éthiques, juridiques et sociales en place », insiste le spécialiste.

Mais lorsque cette étude a été annoncée, en 2019, certains ont pointé du doigt le fait qu’elle était réalisée en Chine, ce qui permettait potentiellement aux chercheurs de contourner la juridiction instaurée dans d’autres pays en matière de création chimérique. « Nous faisons des expériences avec des singes en Chine car, en principe, elles ne peuvent pas être faites [en Espagne] en raison du manque d’infrastructure », s’est défendue Estrella Núñez Delicado, biologiste du développement et co-auteure de l’étude.

À ce jour, les chimères homme-animal ne sont autorisées à se développer que pendant quelques jours, soit avant la formation des organes. Ainsi, dans le cadre de cette expérience, tous les embryons ont été détruits dans les 20 jours suivant leur création, conformément aux paramètres expérimentaux. « Je ne pense pas que ce soit particulièrement préoccupant en matière d’éthique, parce que vous ne les emmenez pas assez loin pour avoir un système nerveux ou qu’ils se développent de quelque manière que ce soit. C’est vraiment une boule de cellules », a commenté le professeur Robin Lovell-Badge, biologiste du développement au Francis Crick Institute de Londres.

Mais si les chimères étaient autorisées à se développer davantage, incluant potentiellement les rudiments d’un système nerveux, voire certains traits de conscience ou des émotions, cela soulèverait évidemment de nouvelles inquiétudes. « Les nouvelles recherches repoussent souvent les limites de la réflexion existante sur l’éthique ; cette recherche ne fait pas exception », expliquent les éthiciens Henry T. Greely et Nita A. Farahan.

À ce jour, peu de discussions étiques se sont concentrées sur l’intégration de cellules humaines dans des blastocystes d’animaux, encore moins dans des blastocystes de primates. La question devra pourtant bel et bien être abordée et légiférée si l’on souhaite résoudre les problèmes de pénurie d’organes de cette manière. En France, la loi de bioéthique est en cours de révision ; l’article 17, qui encadre les embryons chimériques, est un point de discorde : l’Assemblée nationale veut autoriser l’intégration de cellules humaines dans un embryon animal, mais le Sénat y est opposé.

Source : Cell, T. Tan et al.

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